La journaliste culinaire Elvira Masson pulvérise le mythe du repas convivial obligatoire – Son nouveau livre défend la cuisine pour soi comme thérapie accessible à tous
Le dogme de la convivialité en cuisine vient de prendre un sérieux coup dans l’aile. Elvira Masson, chroniqueuse culinaire de France Inter, publie chez Seuil un livre qui dynamite une idée reçue solidement ancrée en France : manger seul serait forcément triste, et cuisiner pour soi n’aurait aucun intérêt. Son message radical change complètement la perspective sur nos habitudes alimentaires quotidiennes.
« Si on ne se fait pas plaisir quand on est seul chez soi, qui va s’en charger ? Ce n’est pas l’industrie agroalimentaire qui va penser à votre bien-être physique et psychologique« , lâche-t-elle ce vendredi sur RMC. Une charge frontale contre les plats préparés et les solutions toutes faites qui envahissent nos supermarchés. Mais surtout, une invitation à reprendre le contrôle de ce qu’on met dans notre assiette.
Le mythe français du partage permanent
La France entretient une relation quasi-religieuse avec la table et le partage. Repas de famille interminables, dîners entre amis qui s’étirent jusqu’à pas d’heure, apéros qui se transforment en festins : la culture hexagonale sacralise le moment collectif autour de la nourriture. Cette obsession laisse peu de place à ceux qui mangent seuls, par choix ou par circonstance.
Elvira Masson pointe ce paradoxe du doigt. « L’idée en France, c’est que la cuisine est du partage. Mais on devrait la partager avec soi-même », argumente-t-elle. Cette inversion de perspective change radicalement la donne. Cuisiner pour soi ne devient plus un pis-aller en attendant la prochaine tablée, mais un acte plein et légitime.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le nombre de foyers composés d’une seule personne explose en France depuis des décennies. Entre célibataires, étudiants, veufs, divorcés ou simplement personnes dont le conjoint voyage beaucoup, des millions de Français mangent seuls régulièrement. Pourtant, très peu de contenus culinaires s’adressent vraiment à eux.
Les émissions télé mettent en scène des grandes tablées. Les livres de recettes calculent pour quatre, six ou huit personnes. Les industriels proposent des formats familiaux ou, au mieux, des portions individuelles de plats préparés bas de gamme. Entre ces deux extrêmes, le cuisinier solo se débrouille comme il peut.
La cuisine solo comme thérapie accessible
Elvira Masson va plus loin qu’un simple constat sociologique. Elle défend l’idée que cuisiner pour soi relève carrément de la thérapie. « Cuisiner solo, je le vois comme une thérapie, c’est quelque chose qui fait du bien, il n’y a pas besoin de se lancer dans quelque chose de compliqué », affirme-t-elle.
Cette approche résonne avec les études récentes sur le bien-être mental et l’alimentation. Préparer activement son repas engage plusieurs sens, demande une présence dans l’instant présent et génère une satisfaction immédiate. Un antidote parfait au stress ambiant et à l’omniprésence des écrans.
Mais attention, pas question de transformer chaque dîner en solo en défi gastronomique digne de Top Chef. « Ce n’est pas sorcier, l’idée n’est pas du tout de se lancer dans des recettes de grands chefs. L’idée est de trouver des astuces qui combinent facilité, malin et équilibré« , précise-t-elle.
Son livre propose des recettes qui sortent du cadre habituel : pita garnie, Cobb Salad, tartine de bulots mayo, curry de légumes, feuilleté aux poires, mouhalabieh. Ces plats ne sont pas simplement des recettes classiques divisées par quatre. Ils ont été pensés dès le départ pour une personne, avec leur logique propre et leurs astuces spécifiques.
Des astuces simples qui changent tout
La clé selon Elvira Masson tient en quelques principes facilement applicables. D’abord, miser sur les formats qui s’adaptent naturellement aux portions individuelles : tartines améliorées, salades composées, bowls. « L’idée est de mettre ensemble des choses qu’on aime et qui vont nous faire plaisir », résume-t-elle.
Prenons l’exemple de la tartine, souvent considérée comme le repas dépannage par excellence. « On peut commencer par des tartines améliorées : tomates (en saison), chèvre frais, huile d’olive… Ça commence comme ça et après on peut muscler son jeu », détaille-t-elle. Une progression douce qui ne demande ni équipement sophistiqué ni compétences de chef étoilé.
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Deuxième astuce cruciale : jouer sur les épices et assaisonnements pour transformer le banal en intéressant. « Un minimum d’épices pour donner du relief à des choses quotidiennes », conseille-t-elle. Quelques exemples concrets : poivre fraîchement moulu, harissa, paprika fumé, zeste de citron vert ou d’orange râpé sur une salade ou même une viande.
Ces petits gestes changent radicalement un plat sans demander beaucoup d’efforts. Un poulet rôti basique devient mémorable avec un simple mélange d’épices marocaines. Une salade de lentilles s’anime avec du citron et de la coriandre fraîche. Ces touches personnelles font toute la différence entre un repas mécanique et un moment de plaisir véritable.
Oser acheter en petite quantité chez les artisans
Un autre frein psychologique empêche souvent les personnes seules de bien cuisiner : la peur d’acheter chez le boucher, le poissonnier ou le fromager. Cette crainte d’être jugé pour des petites quantités pousse beaucoup vers les grandes surfaces et leurs portions standardisées sous plastique.
Elvira Masson démonte cette barrière mentale. « On peut aller chez le boucher et le poissonnier seul, on a le droit d’acheter des petites quantités, on ne va pas se faire engueuler par le commerçant », assure-t-elle. Cette permission explicite libère probablement pas mal de monde.
Les artisans commerçants adaptent parfaitement leurs ventes aux besoins individuels. Une belle côte de porc chez le boucher, deux pavés de saumon chez le poissonnier, cent grammes de jambon cru : tout se vend sans problème en format solo. Ces produits de qualité supérieure coûtent certes un peu plus cher au kilo que le bas de gamme industriel, mais en achetant la quantité juste nécessaire, le budget final reste raisonnable.
Cette pratique présente aussi l’avantage du zéro gaspillage. Fini les barquettes familiales dont la moitié part à la poubelle. On achète exactement ce qu’on va cuisiner et manger, dans des délais courts qui garantissent fraîcheur et qualité optimales.
Le vrai coût de la malbouffe industrielle
La charge d’Elvira Masson contre l’industrie agroalimentaire frappe juste. Les plats préparés individuels proposés en supermarché ciblent explicitement les personnes seules. Mais leur qualité nutritionnelle laisse généralement à désirer : trop de sel, trop de sucres cachés, trop d’additifs divers, peu de vrais légumes ou protéines.
Ces produits répondent à un besoin pratique évident, mais au prix d’un appauvrissement gustatif et nutritionnel. Manger tous les jours des plats industriels finit par créer une accoutumance au goût standardisé, une perte de repères sur ce que devrait être une vraie tomate ou un vrai poulet.
Le message d’Elvira Masson percute d’autant plus fort qu’il arrive dans un contexte sanitaire préoccupant. L’obésité progresse, le diabète explose, les maladies cardiovasculaires restent la première cause de mortalité. Ces pathologies sont directement liées à notre alimentation industrielle trop riche et déséquilibrée.
Cuisiner pour soi devient alors un acte de résistance face à ce système qui privilégie les marges industrielles sur la santé publique. Reprendre le contrôle de son alimentation, même modestement avec des tartines améliorées et quelques épices bien choisies, représente déjà une victoire personnelle.
Une tendance qui émerge doucement
Le livre d’Elvira Masson arrive sur un terreau favorable. Les réseaux sociaux voient fleurir des comptes dédiés aux « meals for one », ces repas soignés préparés pour une seule personne. Sur Instagram ou TikTok, des milliers de posts montrent de belles assiettes individuelles, loin du cliché triste de la personne seule devant ses pâtes al dente douteuses.
Cette valorisation de la cuisine solo résonne particulièrement chez les jeunes générations qui vivent plus longtemps seules avant de se mettre en couple, si elles le font. Le modèle familial traditionnel avec repas quotidiens à heures fixes autour d’une grande table ne correspond plus à leur réalité.
Les applications de livraison de courses et de recettes se développent aussi pour ce public. Certaines proposent désormais des formats adaptés aux célibataires avec des ingrédients en petites quantités et des recettes pensées pour une personne. Le marché commence à comprendre qu’il existe un public avide de solutions intelligentes.
Cette évolution culturelle vers l’acceptation et même la valorisation de la cuisine solo pourrait transformer durablement nos rapports à l’alimentation. Et si le vrai luxe de notre époque consistait finalement à prendre le temps de se préparer un bon repas, juste pour soi, sans avoir à justifier ce moment de plaisir personnel devant personne ?







